lecture La révocation de l'intérieur traditionnel
extrait de "Le Corbusier - Corseaux"
texte de Bruno Reichlin

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LA RÉVOCATION DE L’« INTÉRIEUR » TRADITIONNEL

Dans ses « Plaudereien über Kunst, Kunstgewerbe und Wohnungs-Austattung » réunies dans le volume Im Bürgerhause, Cornelius Gurlitt ouvre le paragraphe qu’il consacre à la fenêtre par quelques brèves annotations sur son évolution récente. Cette dernière se caractérise, d’après lui, par un progressif agrandissement aussi bien de l’embrasure que des surfaces vitrées: «L’appel de Goethe à l’agonie, "Plus de lumière", retentit dans nos demeures.» Mais, sitôt après, il se lamente: «La fenêtre de grande taille relie trop la chambre au monde extérieur tandis que s’accroît l’habileté de l’homme, qui crée de larges vitrages, parfaitement transparents de façon à effacer totalement la frontière visuelle entre intérieur et extérieur, comme si cela ne devait pas nuire à l’unité artistique de l’espace (...). Or nos grandes fenêtres ôtent d’ordinaire à l’espace son calme intérieur: elles le lient beaucoup trop au monde extérieur». L’emploi de tentures de couleur claire, que Gurlitt date de la fin du XVIIIe siècle, la mode récente des stores et des verres en cul-de-bouteille sont autant d’artifices qui s’efforcent de rétablir l’intimité du logement, compromise qu’elle est tantôt par la présence envahissante du monde extérieur, tantôt par une luminosité qui, excessive et uniforme, la prive du charme de la pénombre. «Tout ce qui a lieu dehors reste lointain», dans l’espace sécurisant dont rêve Gurlitt, où «on se sent à l’abri, que ce soit entre amis ou avec ses pensées.»
«L’intérieur, écrit Walter Benjamin dans ses admirables Passagen, est non seulement l’univers, mais aussi l’étui de l’homme privé.» Dans la pénombre énigmatique, fantasmagorique, de l’intérieur, atténuant la réalité massive des objets qu’une mise en scène éminemment symbolique dépouille de leur valeur d’usage et de leur caractère de marchandises, meubles et bibelots font un lieu protégé, un espace d’identification idéologique et affective en tant que ce double mensonge est le fait de l’habitant lui-même dont l’intériorité plane au centre idéal de ce microcosme.
Avec Le Corbusier, la désagrégation souterraine, mais inéluctable, de ce microcosme en raison des changements qui s’annoncent dans le vécu et la culture de l’habiter prend d’un seul coup une identité architectonique, formelle et iconographique on ne peut plus évidente. La fenêtre en bande déchire le «refuge de l’homme privé» et le monde extérieur fait irruption dans l’intérieur. S’agissant du minuscule séjour de la «petite maison» au bord du lac, la nature, dans toute sa grandeur, impose son irrésistible présence, le cycle inexorable du temps et des saisons.
«Une seule fenêtre de onze mètres de long relie et éclaire (...), faisant entrer dans la maison la grandeur d’un site magnifique: lac, avec son mouvement, Alpes avec le miracle de la lumière.» ... « Alors les jours ne sont plus tristes : de l’aube à la nuit, la nature déploie ses métamorphoses.»
La lumière que ne retiennent plus ni murs, ni tentures, ni rideaux, pénètre à flots par la brèche; elle libère l’espace, les objets, elle rend aux « objets-sentiment » leur utilité première, solide et prosaïque, d’outils.
Les protestations contre ce bain de lumière désenchanteur ne tarderont pas à se faire entendre. Ainsi, dans «L’architecture va-t-elle mourir?», violent réquisitoire à l’endroit des architectes modernes ironiquement rebaptisés par lui «utilitectes», Camille Mauclair déplore le fait que «cette manie de la lumière profuse exclut l’élément de beauté et de secret qui est l’ombre, transfiguratrice et magique autant si ce n’est plus que la clarté (...). La machine à habiter, vue du dehors (...), n’a point de visage, et à l’intérieur, on n’y saurait penser, chérir, souffrir. On n’y saurait bien mourir, mais elle inspirerait le suicide. Elle n’a point d’âme


La "loi du ripolin"

Dans la transformation totale du vécu aussi bien factuel que culturel, psychologique qu’idéologique de la maison telle que l’imagine Le Corbusier, la fenêtre en bande ne constitue qu’un des dispositifs mis en oeuvre. Il est, cela va de soi, hors de question d’en dresser ici l’inventaire exhaustif si bien que je me contenterai de mentionner les aspects qui concernent directement la fenêtre en bande.
L’application de la «loi du ripolin» est l’un d’entre eux.
Selon Le Corbusier, repeindre de fond en comble sa maison avec une couche de blanc représente une opération de nettoyage concret et moral à la fois. L’examen attentif – et lucide – de l’intérieur traditionnel auquel se livre l’architecte participe de ce regard désacralisant qui caractérise l’«école du soupçon». «Nous, hors de la loi du ripolin, nous conservons et faisons de la maison un musée ou un temple à ex-voti : nous faisons de notre esprit un concierge, un «custode» (...), nous instaurons le culte du souvenir ».
Avec la lumière et le ripolin, Le Corbusier bouleverse de fond en comble l’aspect et la signification de l’espace intérieur. La nouvelle intériorité rejette les béquilles et les doux mensonges dont s’accommodait encore le bourgeois auquel s’adressent les exhortations d’un Georg Hirth. Tout à l’opposé, elle pose un regard intrépide sur la réalité des faits, sur les choses telles qu’elles sont: «Quand l’ombre et les coins noirs vous entourent, vous n’êtes chez vous que jusqu’à la limite trouble de ces zones obscures que votre regard ne perce pas; vous n’êtes pas maître de vous. Vous serez à la suite du ripolinage de vos murs maître de vous.»
Les parois blanches, nues, ou couvertes d’une seule couleur – comme c’est le cas par exemple de la «petite maison», où au blanc dominant répondent le rouge, le vert, la terre de Sienne brûlée, et le bleu outre-mer – auraient non seulement offensé le goût, mais surtout éveillé l’angoisse existentielle des épigones de l’«art à la maison». «Que la paroi soit blanche ou rouge, nous sommes saisis par l’"horror vaqui" ; la surface nous dévisage dans sa vacuité : elle a besoin du décor», observait Jacob von Falke. Dans la décoration intérieure française, les papiers peints, tissus imprimés et autres décors muraux ne verront d’ailleurs vaciller leur empire qu’à partir des années trente.


"Objets-outil" vs "décor de la vie"

Avec le terme d’«objets-sentiment», Le Corbusier stigmatisait l’ensemble de ces meubles, ustensiles et bibelots domestiques dont la forme et la présence sont en majeure partie tributaires de valeurs idéologiques de représentation, valeurs morales ou liées au souvenir. «Anthropomorphiques, ces dieux lares que sont les objets (...) incarnent dans l’espace les liens affectifs et la permanence du groupe» écrira Jean Baudrillard dans son essai sur «la consommation des signes.»
De l’avis de Le Corbusier, l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925 à Paris marquait le sacre des «objets-sentiment» – jugement que partagent du reste les commentateurs qui, pourtant, en étaient revenus avec une impression globalement positive. L’architecte s’insurge et déplore qu’à l’objet-outil, à l’objet-membre, conforme aux besoins-type de l’homme, l’«art décoratif» oppose l’objet-sentiment, l’objet-vie indéfiniment différencié: «Récemment, l’un des hauts personnages dirigeant les destinées de l’Exposition de 1925 s’insurgeait violemment; l’esprit attaché à la multiple poésie, il réclamait pour chaque individu un objet différent, prétendant à des cas chaque fois particuliers (...) Il voit le caractère de l’individu dicter tous ses actes, et par un raisonnement vivement bouclé, façonner son outillage, un outillage qui lui est propre, particulier, individuel, n’ayant rien de commun avec celui du voisin. »La vie, c’est la vie, je ne crois qu’à la vie. Vous tuez l’individu !» (...) Serait-ce là, enfin, par miracle, la définition tant cherchée du terme : "art décoratif" ? A l’objet-membre, on nous oppose l’objet-sentiment, l’objet-vie

 

Encombrement physique et sentimental de l’intérieur traditionnel par opposition avec la parfaite correspondance instrumentale de l’espace intérieur moderne.
Le Corbusier: « Je dessine le plan d’ameublement et la coupe d’une chambre traditionnelle. La grande armoire normande, la commode de style ne permettent qu’un mauvais rangement fort inefficace (...) Je dessine en plan et coupe un dispositif moderne: fenêtres, cloisons et casiers. J’ai gagné une place considérable; on peut circuler à l’aise; les gestes seront rapides et exacts; le rangement automatique » (Le Corbusier, Précisions, op. cit., pp. 109-111).

Vers la sécularisation de l'intérieur

Jusque et y compris dans la modestie de son mobilier, la «petite maison» au bord du Léman est une démonstration sur le thème de l’objet-outil. Considérons la table du séjour dont chacune des parties n’affirme rien d’autre que sa fonction propre: le panneau de bois «réduit» la table à sa plus simple expression, un plan d’appui horizontal; la table est mobile, mais dans certaines limites précisément définies puisqu’elle est munie de deux pieds seulement, et sur un seul côté, tandis que, de l’autre, elle repose sur deux supports à serre-joints qui coulissent le long du rebord de la fenêtre; la table peut être agrandie grâce à une rallonge qui, loin de les cacher, exhibe au contraire tous les éléments qui en composent le mécanisme : les chanfreins taillés à 45 degrés dans les plans de la table et du rabat de façon à pouvoir le replier, la traverse mobile qui soutient ce dernier, ou encore le ressort de rappel. Ces mêmes considérations valent pour la grande lampe du séjour: montée sur une tige rigide et orientable dans un sens horizontal ou vertical, cette source lumineuse éclaire, selon sa position, la zone d’entrée dans la salle, son centre ou le piano à queue de la mère.
Ce thème de la mobilité fonctionnelle des sources de lumière,on le retrouve d’ailleurs dans la lampe de série à bras réglable qui lui fait face, au-dessus de la table. Ces deux lampes attirent l’attention sur la question de l’éclairage des pièces. Ainsi, dans les espaces aménagés par les ensembliers des années vingt, de majestueuses tentures, simples ou dédoublées, voilaient, de jour, les ouvertures, plongeant ainsi la pièce dans le clair-obscur d’une heure indéterminée. Par contre, dans la « petite maison », la lumière du soleil découvre chaque angle tant et si bien qu’au coeur même de l’habitation, «il fait jour». Pour la nuit, les ensembliers prévoyaient de préférence un éclairage diffus et indirect: «L’éclairage (...) en sera doux et égal. On répudie lustres et lampadaires. On demande des éclairages diffus, soit à des lanternes ou des appliques en verre dépoli (Pierre Chareau, Ruhlmann, Lalique), soit par des réflexions au plafond (les coupes), soit, enfin, par des rampes formant corniche (Genet et Michon).
Architectes, artistes et clients cherchant à créer, non plus des foyers lumineux, mais une lumière. » C’est donc avant tout la nuit que se déploie toute l’artificialité du «décor de la vie»: comme dans un aquarium, ses habitants baignent dans une luminosité abstraite et scénographiquement solennelle. Dans la « petite maison », en revanche, il se produit exactement le contraire: humbles servantes de la fonctionnalité domestique, les sources de lumière éclairent l’intérieur là exactement où cela s’avère nécessaire.
Si l’on suit la pensée de Jean Baudrillard, le décorum comme le mobilier obéissent encore, dans l’intérieur bourgeois, à «toute une vision du monde où chaque être est conçu comme un »vase d’intériorité», et les relations comme corrélations transcendantes des substances ». Par contre: «Le projet vécu d’une société technique (...), c’est l’omission des origines du sens donné et des »essences» dont les bons vieux meubles furent encore les symboles concrets – c’est une computation et une conceptualisation pratiques sur la base d’une abstraction totale, c’est l’idée d’un monde non plus donné, mais produit – maîtrisé, manipulé, inventorié et contrôlé: acquis.» Les quelques observations qui précèdent à propos de la «loi du ripolin» (et, au passage, de la polychromie interne) ainsi que sur les objets-outil (dont, singulièrement, les foyers lumineux) ne nous éloignent qu’en apparence du thème des ouvertures. En fait, la «loi du ripolin» et les objets-outil concourent à la sécularisation de l’intérieur au même titre que la fenêtre en bande; comme elle, ils manifestent un désir d’objectivité, le souci de faire la lumière sur les faits et les choses, au sens propre et figuré – autant moral que cognitif – de l’expression.


Le paysage en vitrine: l’intériorité a pris la clé des champs

«Mon père vécut une année dans cette maison. Ce paysage le comblait.» C’est à son père qu’était, en effet, dédiée cette vitrine grande ouverte sur le paysage du Léman, comme en témoigne l’affectueuse lettre que Le Corbusier lui envoie à l’occasion du premier anniversaire passé dans la maison: « Te voici heureusement dans ta petite maison en face du paysage que tu aimes. S’il fait bien froid dehors, j’espère que votre chaudière fait son devoir. Ce site en hiver est extrêmement digne, vaste, plus vaste qu’en été et d’une douceur (?) polaire impressionnante. On ne voit plus les montagnes du fond, et le lac semble une mer.»
Dans le journal du père, l’humeur et les états d’âme d’un caractère sensible et, du moins au cours des années mélancoliques de la vieillesse, délié du monde, se reflètent dans de fréquentes allusions aux rigueurs ou à la douceur du climat, des saisons. Le Corbusier rappelle que la passion du père pour la nature avait contaminé ses fils et que, dans sa jeunesse, lui- même avait fui l’étroitesse du milieu social de La Chaux-de-Fonds pour chercher refuge dans le rude paysage du Jura. « La plupart de nous avaient quitté leur famille et, aux environs de la viile, nous avions loué des granges et nous y rentrions le soir pour être mieux dans la nature. C’était la vraie nature.» L’intériorité a pris la clef des champs. La vraie natvre est le lieu d’expériences authentiques, l’objet des plus chers désirs, qui élève et console. La « petite maison » est, au bord du Léman, un délicat abri au sein de la nature. Mais elle n’est pas la «Hütte», aux murs épais qui servent de protection contre l’extérieur. Ouverte sur le paysage, la fenêtre en bande met l’habitant en un inhabituel état d’ubiquité visuelle et psychologique. Partagé entre deux espaces opposés: le lieu où il se tient et celui de son désir, confiné dans un rôle passif de spectateur, et alors que le dialogue intime entre objets familiers a disparu, ce même habitant fait l’expérience de la précarité psychologique et symbolique de l’espace vécu, moderne, que l’architecture peut, au mieux, rendre manifeste.
D’une telle condition, le voyageur collé à la vitre du train fait, lui aussi, l’expérience: sentiment poignant d’exclusion et de privation par rapport à ce qui, déjà, s’enfuit derrière soi.
A cette expérience du voyage, la «petite maison» paraît liée de diverses façons. Un parallélipipède étroit et allongé, une seule fenêtre continue sur le front sud, l’avant-toit qui couvre la porte du jardin, l’extrême économie de la place et le type de distribution interne renvoient, au premier coup d’oeil, à l’image du wagon. Devant les premiers dessins, et peut-être sous l’influence des explications du fils, le père note dans son journal: «Ed a fait des plans très simples d’une maison puriste forme wagon ...», tandis que Badovici, lorsqu’il présente cette même construction dans L’Architecture Vivante, remarque: «Le plan est aussi rationnel que celui d’un wagon-restaurant.» Comme s’il s’agissait d’un wagon abandonné dont on puisse disposer à sa guise, dans le cas de la «petite maison», les emplacements les plus divers seront envisagés, au bord du lac ou sur la colline. « Les plans en main, je me suis mis à la recherche du terrain », raconte Le Corbusier qui explique encore que, si la chose fut possible, c’est que « les nouveaux éléments de l’architecture moderne permettent de s’inscrire sur le terrain indépendamment des circonstances particulières. » Enfin, l’icône de l’espace à coursive, avec un appui continu à parapet sur un côté, image qui revient avec insistance dans les publications de Le Corbusier à l’époque, renvoie par antonomase à l’expérience du voyage, plus précisément au transatlantique et à son pont couvert. Un dessin exécuté depuis le pont d’un vapeur sur le Léman semble d’ailleurs en rapport direct avec l’expérience de la «petite maison». Reproduit dans «Une maison – Un palais» afin de démontrer les qualités perceptives offertes par les fenêtres en bande prévues pour le Palais des Nations, ce dessin représente une vue panoramique du lac prise entre parapet et bâche de couverture. La légende dit ceci : «Cette promenade sur l’un des vapeurs du lac Léman nous confirme, au point de vue du spectacle, le principe de la fenêtre en longueur.»

 
Extrait de la publication "La Petite maison" à Corseaux, tiré à part de "Le Corbusier à Genève 1922-1932 , projets et réalisations", Editions Payot Lausanne 1987,
texte de Bruno Reichlin

Bibliographie des écrits de Bruno Reichlin    format pdf

 

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Autres liens et informations sur le web :

  • Le site officiel de la Fondation Le Corbusier
  • Revue ÉCHANGES, numéro spécial février 1984 sur la pensée religieuse de Le Corbusier (actes du colloque de printemps 1983 au couvent de la Tourette)
  • Page sur la chapelle de Ronchamp
  • page hébergée sur www.mikulas.ch