lecture Moutarde de la Fille-Dieu et autres produits monastiques
article d'Alexandre Brodard, journaliste
journal "La Gruyère" du 24 octobre 2006

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MAGAZINE

Monastères

Nourrir l’esprit et l’estomac

Aujourd’hui, trouver un petit commerce au sein d’un couvent n’est pas chose rare. Un phénomène pas vraiment nouveau, mais qui a tendance à se développer, les communautés de moines et de moniales cherchant de nouvelles sources de revenus. Même si, pour l’instant, l’apport financier reste souvent anecdotique. Y aurait-il une autre raison?

 


 

 

Pain, miel, liqueurs, tisanes, élixirs, bougies, livres… On trouve de tout – ou presque – au magasin monastique de l’abbaye d’Hauterive, à Posieux. Un passage quasi incontournable pour le visiteur. Les moines chercheraient-ils désormais à nourrir l’estomac aussi bien que l’âme, toutes proportions gardées? La question se pose, à la vue de la prolifération des produits que proposent de plus en plus de couvents. Qui dans une vitrine, qui dans une chambre aménagée ou une petite échoppe.
«Il faut bien vivre», remarque Sœur Véronique, carmélite au Pâquier. Et comme l’argent ne tombe ni du ciel, ni des poches de l’évêque, autarcie oblige… «Pour subvenir à nos besoins, nous voulons travailler, pas vivre aux crochets de la société!» Raison pour laquelle la communauté s’est récemment lancée dans la fabrication de biscuits «merveilleusement bons». Aux oubliettes, la broderie, car «ça n’intéresse plus grand monde». Maintenant, entre six et huit moniales confectionnent sur place pains d’anis, délices au citron et autres douceurs. Elles préparent actuellement «quelques centaines de kilos» pour le prochain Salon suisse des goûts et terroirs, en novembre, à Bulle.

Stratégie pastorale?
Mais si la pâtisserie et la vente de bougies ou de personnages de crèche en jute constituent une source de revenus non négligeable pour les carmélites (environ un dixième des rentrées financières), cela ne suffit pas. «Quelques moniales touchent une rente AVS, indique Sœur Véronique. Nous louons également cinq chambres pour les personnes qui souhaitent venir en retraite.» Sans oublier les dons, voire les héritages, qui terminent invariablement dans la caisse commune.
Les temps sont durs, et il faut impérativement trouver de nouveaux revenus. Le discours et ses conséquences sont les mêmes partout. Ainsi, les sœurs cisterciennes de la Fille-Dieu, à Romont, viennent de lancer une moutarde à l’ancienne. «Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, relativise une moniale. Notre gagne-pain principal reste la confection d’hosties. Mais si ça marche, la moutarde pourrait devenir un petit apport complémentaire.» Également actives sur le «marché» des hosties, les capucines de Montorge, à Fribourg, écoulent d’autre part une liqueur digestive, quelques petits objets de piété, des brochures… «Mais tout ça reste anecdotique», assure la supérieure, Sœur Marie-Vérène.
En outre, certains monastères, à l’instar de celui des dominicaines, à Estavayer-le-Lac, vendent aussi des produits qui ne sont pas fabriqués sur place. Sans se muer en épicerie pour autant: «Tous les articles proviennent de couvents», explique Sœur Marie-Nadine. D’autres, par contre, n’ont pas développé leur offre. «Ça fait longtemps que nous proposons des cartes, de la céramique, du tricot… énumère Sœur Geneviève, du monastère de la Visitation, à Fribourg. C’est un petit à-côté que les sœurs réalisent à temps perdu. Nous ne prévoyons pas de faire autre chose… pour l’instant!»
Si, comme l’indique le Père Alois, procureur de la chartreuse de la Valsainte, les quelques milliers de francs que rapporte le «magasin» sont quasi insignifiants comparés aux charges à supporter, celui-ci présente d’autres attraits. «C’est également un lieu d’accueil, propice aux rencontres et à l’écoute, surtout en été», souligne Sœur Anne-Stéfanie, de l’abbaye de la Maigrauge, en basse-ville de Fribourg.
Un avis partagé par Francis Python, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. «Je pense qu’il y a une stratégie pastorale, là-derrière, estime-t-il. C’est une manière d’attirer un nouveau public. A Hauterive, par exemple, il y a un grand afflux dans ce bazar… Beaucoup plus qu’à l’église!
C’est lié au phénomène de cette nouvelle culture religieuse, du pèlerinage, par exemple à Saint-Jacques-de-Compostelle. Les couvents ont compris ça, d’où cette stratégie de petit étal.»

 

«Un marché de niche»

Professeur d’histoire médiévale à l’Université de Fribourg, Ernst Tremp est notamment l’auteur de Mönche als Pioniere: Die Zisterzienser im Mittelalter.
– Ernst Tremp, des magasins dans les couvents, est-ce nouveau?
Oui et non. Les monastères ont toujours eu une économie axée vers la vente, vers l’échange. Mais dans notre société mobile, qui cherche un peu le spécial, je crois qu’ils ont trouvé un marché de niche.
– Peut-on y voir, à l’instar du professeur Francis Python, une stratégie pour attirer une «clientèle» qui ne viendrait pas forcément?
Tout à fait. Je crois que c’est légitime, mais c’est une intention qui n’est peut-être pas avouée. Ça entre dans le même mouvement que l’attrait pour les produits du terroir, ce genre de choses. C’est clair que les gens sont intéressés par cette authenticité des produits, leur aspect éthique, religieux. On va aller à Hauterive pour acheter le pain qui a été produit sur place, par des moines.
– En faisant du commerce, ne se muent-ils pas en marchands du temple, leur activité principale étant la prière?
Non, car c’est nettement séparé de l’Eglise. Normalement, un moine est affecté à cette tâche et les autres ne sont pas impliqués dans ce genre d’affaires. Je ne crois pas qu’il y ait un risque de confusion. Ça ne touche pas leur vie religieuse.

 

Des noms célèbres
Si le fromage français Chaussée aux moines n’a rien à voir — excepté son nom — avec un quelconque monastère, d’autres produits célèbres trouvent bel et bien leur origine dans les couvents. Liste non exhaustive de quelques mets que l’on doit aux monastères: des fromages (roquefort, époisses), du vin (clairette de Die, châteauneuf-du-pape, pommard), de la bière (Chimay, Orval), des eaux-de-vie (chartreuse, kirsch, mirabelle)…
Pour protéger leurs produits et leur image, quelque 200 communautés européennes (France, Allemagne, Suisse, Belgique, Luxem-bourg, Italie, Portugal) se sont même rassemblées dans une association, Monastic. Un label de qualité qui garantit la fabrication par les moines et les moniales des produits affiliés.

Source: www.oldcook.com et www.monastic-euro.org



 

 

Alexandre Brodard
24 octobre 2006

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