lecture | PAYSAGES |
Revue FACES, no 24, été 1992 | |
Article de Laurent Chenu |
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Léonard de Vinci, projet d'assainissement des Marais Pontins, c. 1514 |
“Décris des paysages avec le
vent et l'eau, au lever et au coucher du soleil.” I
Cette difficulté ne réside pas tant dans le foisonnement et l'hétérogénéité des directions que prend la production architecturale de notre temps, que dans le manque de compréhension relative aux énoncés théoriques qui en sont faits. Le temps de la patiente lecture et du regard critique sur l'architecture semble s'éloigner à mesure que croît l'affirmation d'une architecture promue à l'aide de fortes images et de slogans médiatiques.
Il n'y a pas de signification unique au regard posé sur l'architecture, mais au contraire des sources de significations différentes qui s'appuient à la fois sur l'état relatif du temps de l'observation et sur la variation du sens que l'on donne à l'usage d'une architecture. Penser et bâtir une architecture conduit à défendre autant la rigueur de sa forme que l'exigence de son utilité, l'équilibre de sa composition que le rôle de sa communicabilité et de son expression. La “chose” architecturale est l'espace lui-même, en même temps que l'interprétation et la signification de celui-ci. En ce sens, faire de l'architecture revient à l'habiter de ses significations. L'architecture rend sensible l'espace et construit des lieux dont les mesures opèrent autant sur la spatialité physique créée que sur la valeur de signification qu'elles représentent. Notre pratique de l'architecture exige de notre part de s'interroger sur la validité et la pertinence de la signification d'un projet ou d'une réalisation architecturale. Cette discipline du questionnement est orientée habituellement sur la constitution d'une idée de l'architecture qui se réfère à l'espace intérieur et, parfois avec trop d'insistance, à l'espace de représentation extérieur de l'objet architectural. Peu d'allusions à la signification d'une inscription dans le contexte géographique qu'occupe l'architecture, même si la notion de site a trouvé depuis la fin des années soixante un intérêt plus spécifique avec les écrits de Vittorio Gregotti et Christian Norberg-Schulz notamment 2. L'architecture demeure toutefois peu attentive à une réflexion à la fois plus étendue sur la notion de paysage, et plus précise quant à sa valeur d'instrumentation opératoire et de signification, respectivement au regard restreint que l'on porte sur la “chose” architecturale et sur le “faire” architectural. L'histoire de l'architecture, et plus encore l'histoire de l'urbanisme, qui comme son nom l'indique ne propose qu'une soustraction de l'idée de paysage à l'idée de la ville, n'ont jamais traité la discipline du paysage dans une équivalence de confrontations critiques et d'apports théoriques, voire méthodologiques, réciproques.
L'origine de la notion de paysage comme imaginaire temporel et spatial apparaît avec les premiers instruments de représentation perspective. La Renaissance introduit le paysage dans la peinture en même temps qu'elle perfectionne l'outil de représentation du sujet. Placé dans la présentation d'une architecture ou d'une partie d'architecture, le paysage ne décrit pas l'ambiance naturaliste d'un lieu, mais en fournit une interprétation et procède bien à un choix de représentation de l'espace.
La peinture de la Renaissance offre au paysage, pour la première fois, des règles de composition et lui donne ainsi un sens et une représentation. A la façon dont les peintres construisent la valeur du paysage en le dessinant, ils peuvent être considérés comme les premiers jardiniers du monde moderne. Ils ont oeuvré à la pratique de l'art de construire la nature, d'architecturer le paysage, et ont donné dans une même image, à la fois l'idée de la nature et l'idée de l'architecture.
A ces peintres-jardiniers succèdent les jardiniers-peintres, dont le travail sur la nature et sa fabrication architecturale trouve son paroxysme dans l'art des jardins des XVIIe et XVIIIe siècle.
L'artifice de la nature trouvera, dans la forme du jardin, l'exacte correspondance d'une construction imaginaire de la réalité qui se substitue à l'abstraction de sa représentation. En ce sens, le paysage trouve à travers l'image du jardin la valeur d'une signification propre, et la figure du jardin engage, par le microcosme qu'elle représente, le retour à une échelle de travail adéquate et correcte, permettant de retrouver la valeur perdue du paysage, le sens de l'espace extérieur. Si le jardin, dans sa mise en ordre du monde, est pris entre architecture et nature, il reste le symbole du triomphe de l'esprit sur la nature et demeure le lieu privilégié de l'expérience du paysage. Il représente en ce sens le lieu où l'emprise ingénieuse de l'homme propose sa loi et dicte la mesure de son esprit. L'art se substitue ainsi à la nature par l'illusion de sa mesure.
A cette volonté humaine d'imposer une fin sensible aux objets naturels, la nature oppose la liberté de sa matière et la résistance de son mouvement temporel. La figure du jardin oscille entre ces deux extrêmes et contient ce double paradoxe: celui, d'une part, d'être un matériau vivant pris au piège de formes asservies et, d'autre part, celui d'être pris entre l'infini mouvement temporel de la nature et l'inscription d'un moment de la pensée.
Le temps et la géométrie restent les principales matières du jardin. Il démontre, notamment à travers la figure du labyrinthe, la richesse formelle et imaginative de la géométrie et des mathématiques. A l'inverse, l'espace d'une friche permet à la nature de laisser spontanément s'échapper le mouvement continu du temps, des saisons et des années. Appuyé sur la notion de jardin, le projet part à la reconquête du paysage. A la perte du paysage comme projet, laissé pour compte par les grandes opérations urbanistiques et architecturales d'après-guerre, le jardin nous permet de voir ou de revoir le paysage sous un nouvel angle. L'échelle du jardin, comme réduction formelle et imaginaire de l'univers, nous invite à reconsidérer la valeur à la fois de la nature et de l'architecture dans le processus de projet qui les mêle. Les transformations radicales et rapides du territoire des dernières décennies ont fait oublier l'importance de l'aspect formel de son paysage, de la constitution de sa structure et de la lecture de sa spécificité locale. A l'exemple du jardin, lieu de toutes les expériences spatiales et temporelles, le paysage représente, par son échelle, l'instrument opératoire spécifique de l'architecture du territoire. Au-delà du dessin qui trouve dans le jardin le prolongement de concepts esthétiques et symboliques à la mesure de sa dimension, le travail du paysage a besoin de réinventer de nouveaux outils de connaissance et de traitement de sa spécificité. La multiple stratification de ses composants oblige à diversifier les approches théoriques et opératoires de cette discipline aujourd'hui éclatée. Cartographie historique des modifications de la végétation, relevé photographique, arpentage du botaniste, analyse biologique, constituent une source scientifique de prise de conscience des valeurs du paysage. La recherche d'une identité du paysage du XXe siècle passe certainement par la recomposition de ses éléments fondateurs, en prenant appui notamment sur le jardin comme jalon de cette réflexion. La spécificité du lieu, l'attention particulière à la transformation historique de ce lieu, la perception de l'échelle du territoire auquel s'adresse le paysage, permettent de retrouver cette identité, de découvrir le “genius loci”. C'est en formulant une idée du paysage hors de la fragmentation et du chaos auxquels nous sommes habitués que les valeurs de significations spatiale et temporelle retrouveront le sens géographique de l'intervention de l'homme sur la nature. Non pas dans l'attitude unique de domestication des formes de la nature, mais en considérant l'environnement de l'homme à la fois comme support à son projet et comme expression culturelle de son espace de vie.
Laurent Chenu
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I Léonard de Vinci, Carnets, tome II, rubrique
"Paysage", p. 317, Editions Gallimard, Paris, 1942. |
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